Mokhtar le gaulois

L’hiver de cette année-là avait été très rude : du froid, de l’humidité et surtout un manque cruel d’ensoleillement. Dans notre banlieue, la population avait supporté ce manque de luminosité en espérant que le printemps effacerait cet état.
Il n’en était rien en ce début mai et donc je m’impatientais fortement, étant obligé de porter encore en cette saison, mon chaud et lourd manteau. J’avais envie de m’alléger et je me rêvais au bord de mer, le soleil réchauffant mon corps à moitié nu, de toute son énergie. C’est pourquoi nous avons décidé, ma compagne et moi, de nous offrir une semaine de répit, sur le pourtour méditerranéen, lequel choix fut la Turquie car cela convenait bien à notre maigre budget. Et nous voilà partis, entassés dans un avion charter en compagnie de tous ceux qui comme nous avait entrepris de fuir la morosité climatique locale.

En plus de quitter cet environnement gris et pluvieux, un autre élément avait guidé notre décision : j’avais la haine envers les gaulois ! D’une part j’avais eu plusieurs soucis avec des indigènes et d’autre part dans les médias, l’image de tous les norafs s’était largement détériorée du fait de l’actualité géopolitique et économique du moment. A tort ou à raison selon le cas : immigration, insécurité, religionisme, chômage, tout cela venait s’encastrer, et moi, Karim, petit homme rebeu avec du sang rouge, je devais supporter cet amas sans sourciller !
J’en avais plein la tête, plein le dos, plein le cul !
J’étais un voleur, puis un dealer et voilà que maintenant je portais aussi la casquette du terroriste ! Quand je ne travaillais pas, j’étais un fainéant profitant du chômage et dès lors que j’ai trouvé un emploi, je suis devenu celui qui vole le travail des autochtones ! Je venais manger le pain des Français alors que mon boulanger était Nord-Africain !!
A la limite, j’étais prêt à assumer ce statut si dans le même temps, les gaulois prenaient en charge le leur c’est-à-dire celui de pédophiles car comme on le voit et d’après certains, c’est un fait, ceux qui s’attaquent aux enfants sont en majorité des Blancs ! Voilà une des causes de mes embrouilles avec les Gaulois : je m’autorisais à penser comme eux, à faire des raccourcis malencontreux et des amalgames litigieux, et ça visiblement ils n’appréciaient pas !
Chacun sa croix, ou plutôt son croissant en l’occurrence !! C’est aussi pour cela que nous étions partis pour aller voir ailleurs si nous y étions ; et en effet on s’y est trouvé !!

Le croissant turc, sa petite étoile et les formalités d’usage nous firent réception à Antalya !

  • Super, ici, il fait beau et puis t’as vu la lumière, j’en ai mal aux yeux ! affirma Cécilia, et directe, fouinant dans son sac à la recherche de ses lunettes de soleil.
  • Oui, j’ai l’impression qu’on va bien kiffer ! Je sens déjà ma tension qui baisse, c’est bon signe !

A partir de l’aéroport, on avait une heure de bus pour rejoindre l’hôtel-club réservé, ce qui nous permit de découvrir le littoral de cette région : une succession de clubs, d’hôtels avec des styles totalement différents, c’était l’anarchie visuelle, c’était moche, en tous cas à première vue, néanmoins heureusement que le soleil était au rendez-vous !

Enfin, on pénétra dans un de ces lieux : l’hôtel était récent dans un style plus sobre que certaines constructions qu’on avait vues sur la route.

Une fois installé dans notre chambre, dans un petit bâtiment de quatre étages, Cécilia déclara :

  • T’as remarqué qu’il y a pas mal de Français qui sont arrivés en même temps que nous ? Pour toi, qui voulais oublier la France, c’est râpé !
  • On n’est pas obligé de les fréquenter, et en plus, parmi ces Français, il y a beaucoup de colorés, il me semble !

Le lendemain matin après le petit-déjeuner, on est allé à la pêche aux infos : le gardien du parking juste devant l’entrée de l’hôtel nous reçut de façon joyeuse, tout heureux qu’il était de converser avec des touristes et ce dans un anglais à la hauteur de notre pratique, simpliste mais suffisant pour se comprendre :

  • Comment fait-on pour se rendre dans la ville la plus proche, on aimerait aller au marché ? Y a-t-il des ruines ou des monuments à visiter dans le coin ?
  • Ca se voit que vous êtes Français répondit-il en se marrant ! Les Allemands restent toute la semaine au club en buvant des bières autour de la piscine et pour vous les Français, la première chose que vous pensez, c’est d’essayer de sortir d’ici, it is typically French !

Il nous donna toutes les indications nécessaires pour se rendre à la ville en hélant un « dolmouche », une petite fourgonnette-taxi très bon marché et très pratique.

  • Le gardien t’a intégré directement dans le groupe des Français, sans pitié, ironisa Cécilia !
  • Arrête de me chambrer fis-je sèchement, assez agacé à cette idée !

En fait, dans le club, les lieux étaient partagés par des Allemands, les plus nombreux, puis suivaient les Français et enfin quelques italiens,…, embryon européen… C’était donc assez simple de rester camouflé et c’est ce que l’on fit pendant le début de semaine : le repos total, manger, boire, se dorer la pilule sur les transats installés sur la plage, bouquiner, les vacances quoi, un bon déstressement ou bien déstressage comme on veut, en tous cas une vraie déstressation !! En quelques jours, les nuages de la vie quotidienne avaient filé et défilé, et la chaleur des rayons du soleil avait régénéré et rechargé nos accus.

C’est dans cet état d’esprit détendu, allongés sur nos transats sous nos parasols, qu’un couple de vacanciers nous accosta. Une femme, typiquement la parisienne, serrée du cul et imbue de sa beauté, et son homme à moitié transparent, caché dans son ombre à elle. La dame prit la parole tandis que son compagnon se tenait derrière elle :

  • Bonjour, vous êtes Français ?

Quoi, répondre à cette question ? De nationalité ? D’origine ? De cœur ? De sang ? Et donc pas vraiment de réponse d’autant plus que cette personne n’en attendait pas réellement !

  • On fait signer une pétition car on estime que la propreté n’est pas top, il y a des grosses taches sur les nappes et les couverts sont dégueu ! Ce n’est pas normal, et en plus on aimerait avoir de la considération car nous sommes des clients!

Et elle ajouta :

  • Le personnel n’est pas sympathique avec nous les Français alors qu’ils sont aux petits oignons avec les Allemands !

Elle ne put s’empêcher de rajouter :

  • Alors qu’on sait très bien qu’en Allemagne, ils ne peuvent pas les sentir les Turcs, avec un petit air outré, soi-disant, zarma!

Ca y est, la tension était remonté et donc direct, la réponse cingla :

  • Un peu comme les Français quand ils vont au Maroc ou en Tunisie ! Les Arabes, on les aime bien quand ils sont chez eux, par contre quand ils sont chez nous, on ne peut pas les saquer ! Alors, votre pétition, vous savez ce que vous pouvez en faire, et salam aleikum !!

Cela lui avait cloué le bec, et elle était repartie limite indignée avec son mari aux fesses, qui lui étrangement avait un sourire discret comme s’il était content que sa chère ait été renvoyée dans ses pâquerettes ! C’est sûr que l’image des Rebeus en France n’allait pas s’améliorer auprès de cette caricature de française, mais tout de même, la solidarité nationale ne doit pas forcément s’appliquer lorsqu’il s’agit de bêtise et de stupidité. En tous cas, malgré sa gêne même Cécilia avait apprécié la remise en place.

  • Tu as bien fait, on chou, nous on est venu pour se détendre ! Il y en a qui ne peuvent pas vivre sans conflit même en vacances : les râleurs nationaux ! Car quand elle parle de taches sur les nappes, en fait ce ne sont que des auréoles qui restent car ici, ils utilisent des lessives beaucoup moins puissantes et donc moins nocives que chez nous, en Europe !
  • De toute façon, ce n’est pas à moi qu’elle va la faire à l’envers, son histoire de racistes !!

A part ce petit accroc, tout se déroulait bien dans le club. Après quelques jours de détente, les vacanciers étaient plus disponibles pour des relations conviviales.

Moi-même, j’oubliais mes pensées agressives dans cette atmosphère iodée et chlorée, entre mer et piscine, et j’étais donc à même de renouer la communication avec autrui. D’autant plus que parmi ces touristes français, une majorité arborait les nouvelles couleurs nationales : des blacks, des beurs et des blancs, même une noiche, et tout ce petit monde vivait en groupe mélangé et en bonne entente.

En fin d’après-midi, sur un petit terrain de foot en sable situé en bordure de plage, j’avais commencé à prendre mes habitudes et je participais au match du jour.

Pour faire les équipes, la solution la plus simple, prise à l’unanimité, avait été de choisir par nationalité, et une fois de plus je me suis retrouvé dans un groupe à défendre l’honneur de la France, notre mère-patrie ! Coquin de sort quand tu t’acharnes ! Du reste, notre équipe était à l’image de nos équipes nationales de sports collectifs, mélangée et mixée.

Soit on jouait contre les Allemands, soit contre les Turcs employés dans l’hôtel, les Italiens n’étant pas au niveau, pour une fois !! En tous cas, on défendait avec acharnement notre fierté et nos valeurs, avec nos qualités et nos défaut, notre envie de beau jeu associé à notre manque d’opportunisme, notre esprit de justice directement puisé dans nos droits de l’homme en opposition avec la mauvaise foi de nos râleurs nationaux.

Le résultat de ce cocktail proposé était plutôt de bonne facture et de ce fait après ces matchs internationaux, on se retrouvait avant le repas pour prendre l’apéro ensemble, partenaires et adversaires… Le résultat de ces matchs était que les résidents de l’hôtel se fréquentaient et permettait ainsi de créer une bonne ambiance. Car les premiers échanges passés concernant le football, on peut s’aventurer sur des sujets moins terre à terre, ou plutôt terre à pelouse ! Le foot est un excellent moyen pour entrer en communication dans un premier temps.

C’est ainsi qu’après quelques jours, le groupe France s’était formé et qu’il formait le noyau de cette communauté hexagonale, cela se remarquant surtout lors des animations organisées dans le club. Le lien qui s’était tissé d’abord sur la langue nationale commune, avait ensuite engendré de petites cellules de personnes réunies plus par affinités culturelles, politiques, sportives ou autres…

J’avais une nouvelle fois été bluffé par cette situation, moi qui voulait fuir mon pays de résidence et m’y retrouvant irrémédiablement projeté, aimanté par cette communauté nationale en exil et qui me ressemblait tant ! Tous mes efforts pour m’éloigner du rivage me ramenaient invariablement au Pays, à contre courants de mes réflexions et de mes envies ! Presque à croire que j’étais Français, envie, pas envie, content, pas content, kif-kif!!

  • Aujourd’hui pour le diner, le thème de la soirée est Rome et il faut se déguiser remarqua Cécilia ! Les femmes de ménages ont laissé des espèces de draps pour en faire des toges !
  • Même pas pour rire, j’ai horreur de ce type d’animation !
  • Tu vas pas encore faire ton râleur, comme tes compatriotes, se moqua-t-elle ! De toute façon, c’est obligatoire si tu veux manger, et en plus on va bien se marrer !

En fin d’après-midi ce jour-là, lors de notre match quotidien, les footballeurs avec qui je jouaient, eux-aussi n’étaient pas enchantés à l’idée de devoir se déguiser en Romains ! Et pourtant, après l’apéro au bar, quand nous nous rendîmes au dîner, toutes les entrées menant au repas avaient été bloquées. Des employés turcs distribuaient des tissus et des toges, aidant même les vacanciers à les porter, pour les faire ressembler aux habitants de Rome. C’était là, le sésame pour pouvoir aller se restaurer.

On s’était installé à une grande tablée avec mes partenaires du football quand le dernier convive, Moktar arriva, affublé de sa toge blanche et portant sa casquette de rappeur, avec la visière de côté.

  • Ave Moktarus, l’interpella un de ses potes en se moquant, vient manger du sanglier, du rellouf sauvage !!
  • Oh lala, Les Turcs, ils m’ont pris pour un Romain, alors que moi je suis Gaulois !!

C’était dit avec un tel accent typique de la jeunesse de banlieue et avec une telle candeur que tout l’entourage se tordit de rire. Moi-même, après la rigolade, ça m’avait laissé songeur. Peut-être avait-il raison ? Est-ce qu’après-tout, on n’était pas un peu Français ? Et c’était quoi être Français ? Etait-ce par rapport à soi-même, ou bien était-ce dans le regard de l’autre ? Pendant longtemps, je m’étais contenté de me situer par rapport à l’avis des autochtones : me voyait-il comme un des leurs ? Les Turcs me prenaient pour un Français, les Allemands du club me traitaient en tant que Français, même tous ces Gaulois de la nouvelle génération m’avaient intégré dans la nation hexagonale…

En quelques jours je m’étais aperçu que la première des choses, était mon avis ! J’avais pu voir qu’en fonction des personnes en face de moi, elles avaient toutes un regard et donc une pensée différente à mon égard. C’est pourquoi, en cet instant, j’ai pensé que le plus important était mon regard sur moi-même : est-que je me sens Français ou bien le contraire ? A priori, au niveau de ma vie, je leur ressemblais plutôt : j’aimais la baguette et le fromage, au lieu du béret j’avais adopté la casquette mais eux-aussi, j’avais les mêmes références culturelles étant allé à l’école de la république. Plus de choses nous rassemblaient que nous séparaient ! J’avais été formé dans le creuset national, mon mode de vie était typiquement français et ça j’avais pu m’en apercevoir en allant au bled, le pays de mes vieux ! J’aimais bien m’y rendre pour les vacances, c’était exotique mais de là à y vivre, il ne faut pas confondre tourisme et immigration !!

En fait, ce petit séjour qui se terminait, avait été plein d’enseignement ; il avait fallu que je m’éloigne pour mieux me recentrer sur l’objectif, un peu comme si le point de vue avait été déplacé. Partir pour mieux revenir, tel est le destin des voyageurs, qui souvent sont plus ouverts aux idées car ils voient des choses et des situations différentes. Me retrouver en Turquie pour bien sentir comme la France me manquait !